A Bruxelles, 15 000 lobbyistes
s'activent dans les coulisses des médias et de
l'Union européenne
LE MONDE | 28.01.06
BRUXELLES CORRESPONDANT
Bruxelles compte désormais 15 000 lobbyistes. Le chiffre est
avancé par Siim
Kallas, commissaire européen chargé des affaires
administratives, d'audit, et
de fraude. M. Kallas estime que l'activité des lobbies et des 2
600 grands
groupes d'intérêt qui disposent de bureaux dans la
capitale européenne draine
un budget "de 60 à 90 millions d'euros". C'est beaucoup moins
qu'à Washington,
où les groupes de pression disposent, chaque année, de
quelque 2 milliards de
dollars, selon l'estimation de Roberta Baskin, directrice de l'ONG
Centre for
Public Integrity.
Cette Américaine, ancienne journaliste d'investigation,
était, vendredi 27
janvier, l'invitée des organisations Alter EU Alliance pour la
transparence du
lobbying et l'éthique et Journalists@Your service, l'une des
associations
professionnelles de journalistes qui s'inquiètent de l'influence
des groupes de
pression sur les médias. "Le quatrième pouvoir a
soldé son indépendance pour
s'accomplir en instrument de propagande", assène Raoul Jennar,
chercheur,
membre de l'Unité de recherche, de formation et d'information
sur la
globalisation (Urfig), dans sa préface à Europe Inc.
(Editions Agone), un livre
sur le pouvoir des lobbies paru en 2005.
"Bruxelles arrive à la deuxième place des capitales du
lobbying, mais en termes
d'exposition des décideurs publics à cette
activité, que l'on peut mesurer par
le ratio lobbyistes/fonctionnaires + élus, la capitale
européenne arrive, de
loin, en tête", souligne Florence Autret, dans l'introduction
d'un séminaire
qu'elle consacre au sujet à Sciences Po Paris.
La Commission de Bruxelles, principale cible des bureaux de relations
publiques,
groupes industriels, représentations, unions professionnelles,
cabinets
spécialisés et autres groupes de réflexion, compte
quelque 26 000
fonctionnaires. Les journalistes, eux, sont un bon millier à
disposer d'une
accréditation auprès des institutions de l'Union
(Commission, Conseil,
Parlement). Ils forment un autre "groupe cible" pour les lobbies. Et
singulièrement pour certains centres que finance la grande
industrie 70 % des
lobbyistes travaillent pour elle , toujours prêts à mettre
à leur disposition
un "expert" à même de résumer en termes simples
l'actualité la plus compliquée.
Les hommes d'influence britanniques sont réputés pour
décrocher l'information le
plus tôt et tenter, ainsi, de peser au mieux sur les
décisions. De l'aveu d'un
porte-parole de la Commission, ils disposent des meilleurs relais dans
la
presse : "Ouvrez le Financial Times le mardi, et vous saurez quelles
seront, le
lendemain, les décisions du collège hebdomadaire des
commissaires", ironise ce
haut fonctionnaire.
LES FRANÇAIS EN RETARD
Dans un document publié en novembre 2005, la Chambre de commerce
et d'industrie
de Paris invitait les entreprises françaises, en retard sur
leurs homologues
anglo-saxonnes en matière de lobbying européen, à
"affiner leurs arguments et
démultiplier leurs cibles". Parmi celles-ci, relève la
CCIP, les "faiseurs
d'opinion, comme la presse". L'auteur plaidait aussi pour une alliance
entre
"intelligence économique et lobbying".
Daniel Guéguen, fondateur du bureau Clan Public Affairs, estime
que les
stratégies développées à l'avenir dans le
domaine de l'intelligence économique
"comporteront probablement le recours à des pratiques de
manipulation, de
déstabilisation et de désinformation". M. Guéguen
est de ceux qui s'affirment
partisans d'une réglementation de l'activité des
lobbyistes bruxellois. Ou du
moins d'une "autorégulation", avec la constitution d'un ordre
professionnel.
M. Kallas veut aller plus loin. Il a plaidé, en mars 2005, pour
que les
lobbyistes soient tenus de révéler leurs commanditaires
et leurs sources de
financement. La Société des professionnels des affaires
européennes a réagi de
manière virulente, amenant, semble-t-il, le commissaire à
faire un pas de côté.
Des organisations européennes de journalistes exigent toutefois
que les projets
de réforme soient concrétisés et allient la
régulation de l'accès à
l'information à un meilleur contrôle des lobbies.
Jean-Pierre Stroobants
Article paru dans l'édition du 29.01.06